Immersion sensible

La convention européenne du paysage, recommande la sensibilisation, sous différentes formes. Divers modes de lectures de paysage, analyses et actions ont fait leurs preuves. Le groupe de recherche Paysage Projet Vivant, s’interroge sur leurs actualisations compte-tenu de l’hyper-sollicitation des images, l’accélération de connectivités et l’évolution de notre rapport aux lieux. L’engouement actuel des citadins pour la "nature", élude une part de la réalité de notre relation aux lieux.

« Il avait savouré le paysage, et il avait détesté ça. Le mot déjà qui lui était venu savourer, il avait détesté. Et le paysage aussi, ou plutôt sa façon de se donner en spectacle.» (Mézenc,2019,p.13)

Déloger le paysage, est employé ici en réaction à la sacralité attribué à des espaces emblématiques préservés, au regard de ce qu’on appelle le paysage ordinaire. Il est nécessaire de rappeler que le paysage est partout et non seulement, quand il est considéré comme beau. La recherche de sensibilisation est ici menée afin d’apporter une attention à toutes les situations, types d’espaces en lien à nos conditions de découvertes et d’installations, et notre qualité de vie.

Cette méthode de mise en pratique et en commun de relevé alimentant une narration a donc été inventé reprenant des procédés expérimentés : l’épuisement d’un espace de G. Perec, les ateliers lire la ville BNF de François Bon… Ces recherches sont associées aux réflexions accompagnant la mise en place de la conception paysage cantonale, pour laquelle le canton de Genève associe la création d’un observatoire – laboratoire du paysage. Il a pour mission d’œuvrer pour la sensibilisation, de témoigner de la qualité et de l’évolution dynamique du paysage. Le groupe propose ou participe à différentes applications, de l’événementiel, des promenades commentées ou lors des démarches participatives (Pully Cœur de ville, Lausanne quartier sous-gare, en collaboration avec la HEIGVD). Des entretiens sont menés, témoignages d’histoires vécues et au moyen de grands dessins perspectifs sont récoltés invitant à préciser les desseins des désirs projetés.

Comment inviter l’espace, la géographie, la poésie des lieux, lorsqu’elles sont indistinctes, voire absentes. Certains lieux laissent sans voix, les mots doivent cheminer un à un. Dépasser la plainte, la critique, le banal, le reproductible pour revenir à la qualification des espaces pour eux-mêmes et à leurs singularités. Décomposer nos ressentis en intégrant la volonté d’enrichir les notions de spécificité des sites. Surtout quand les espaces collectifs tendent à l’uniformisation de leurs aménagements et par ricochet de ce que nous y vivons. La prise en compte du paysage dans les projets, dans nos appréciations est une garantie de contextualisation, d’amélioration du sentiment d’ubiquité.

L’idée est venue d’une expérience de paysage remarquable où la géographie est rendue lisible grâce aux éléments : observer la rencontre visible des courants contraires de la mer du Nord et d’avec ceux de la mer Baltique. Marcher pour atteindre la péninsule nord du Jutland à Skagen Grenen (DK), sans s’attendre à cet événement. Comment imager cette rencontre de deux puissances ? Pourtant cela apparait physiquement sur le rivage. Un mouvement perpétuel d’eaux contraires sur quelques mètres carrés, rend visible une géographie continentale. Une mise en bouche est théâtralisée par l’accès vers le site, à pied ou en tracteur des sables. Face à l’horizon, le regard ne se porte pas au loin mais à ses pieds. Le sujet d’intérêt est au bout d’un monde, vastitude, adossé à l’Europe résumé là. Le sujet reste fasciné par une langue de sable, de vagues et d’eau.

« Dos au paysage » propose une démarche partagée pour tous les publics de lecture spatiale. Produit-elle des récits ? Comment rendre-compte des échanges ? C’est un protocole d’expériences, individuelles ou collectives, situées et géo-référencées, proposé à différents moments et saisonnalités pour rapporter, traduire, partager les perceptions d’espaces. C’est un mode de narration par croquis, dessin, photographie, écriture, prise de note éclair, nuage de mots, conversation fabriquant une définition collective, collaborative d’un lieu -Testé au printemps 2019, au PAV à Genève par des étudiants HEPIA en architecture du paysage, puis présenté à de petits groupes d’habitants, lors de la quinzaine de l’urbanisme en septembre.   

L’intérêt est de déjouer l’observé observant, de déloger le sujet du regard. Laisser le paysage pour se retourner sur l’espace vécu, et posé un regard sur nos conditions d’immersion. C’est un alibi, une tricherie organisée, stimulant la prise de parole, l’échange au présent. Susciter des mises en situations partagées afin de témoigner des conditions d’observations et non seulement du sujet d’observation.

En associant les éléments de représentation et de narration permettant de rendre compte de nos perceptions de l’espace, il s’agit à la fois de partager des expériences communes ou individuelles, comme de mobiliser des outils de compréhensions différents. Manipuler divers modes de narrations permet-il d’augmenter, non pas la réalité mais le sens que l’on en a et d’interroger notre rapport au virtuel, à la vitesse et à l’imaginaire déployé ? De reconstituer le lien avec la réalité elle-même, d’interroger le lieu pour ce qu’il est ?

Deux problématiques peuvent accompagnées l’expérience et les suites à lui donner. « Dos au paysage » pose d’un côté l’intérêt du rôle des mediums, de la place du corps et de la place laissée au-delà de la question de l’interprétation au monde sensible lui-même. Par ailleurs, comment stimuler la part de l’immersion au regard de la simulation ?

En multipliant les médiums utilisés mais aussi en détournant les regards, on interroge la réalité sensible, nos conditions d’installations, de perceptions. Cela permettrait à terme, de créer des inventaires de typologies d’espaces et des qualités perçues, plutôt que de répertorier les types et quantités d’usages (pouvant être répétitifs sans association à la spécificité des lieux).

Reconnaître la réalité du monde sensible, comme indépendant, surnuméraire est amené de façon nouvelle par la pensée d’Emanuele Coccia. L’intérêt de considérer les éléments depuis ce nouvel angle.

Le sensible est la forme en tant qu’elle est séparée, abstraite de son existence naturelle. Ainsi notre image (…) existe comme séparée de nous dans une autre matière, dans un autre lieu. La séparation est la fonction essentielle du lieu.

Notre forme existe alors selon quatre modalités différentes : comme corps qui se réfléchit dans le miroir, comme sujet qui se pense et fait l’expérience de soi, comme forme qui existe dans le miroir , et comme concept ou image dans l’âme du sujet pensant qui permet à ce dernier de se penser lui-même. (Coccia, 2018 p.52-54)

Ce nouveau postulat d’un monde à part, qu’est le monde sensible appelé depuis Platon des apparences - qui n’en sont finalement pas - participe pleinement de nos constructions psychiques de la réalité. Ce qu’introduisait Deleuze, « Si nos représentations de l’espace dans leur agencement peuvent être visibles au travers de nos rêves, peu les considèrent comme telles perdues dans le désir ». Cette nouvelle connaissance introduit une reconnaissance de son importance non plus évanescente et seulement abstraite.

La pensée de la spatialité ne faisant pas appel à un système cartésien, des travaux permettant de décomposer comment le sensible intervient dans différents processus de découvertes et de création pourraient être déployer.

Par ailleurs, ce type d’expériences est associé au développement d’expériences virtuelles 4D. Le groupe Modélisation Informatique Paysage soutient la compréhension de l’évolution dynamique des paysages et a proposé une expérience virtuelle des paysages genevois. Ces travaux sont essentiels et demande d’analyser l’évolution de la position du point de vue qui fabrique nos images.

L’engouement de l’expérience virtuelle n’est pas différent sur le fond depuis le diorama des pavillons de foire du 18éme siècle à la simulation 3D immersive d’aujourd’hui. Cela parle de nos relations aux images, au mouvement et au principe de simulation sans opposition entre elles.

Car ce que nous cherchons avant tout au travers de l’expérience de la réalité virtuelle, c’est à renforcer notre attachement aux autres et au monde pour ressentir une intensité d’être qui justifie l’existence. Expérimenter la réalité virtuelle, c’est tenter de faire résonner un réel brut, sans fard et infini, dans notre conscience. (Tsaï,2016,p.12)

Alors que l’accélération de la connectivité déjoue nos sens et nos ancrages au sol, quelle sera la place laissée au sentiment d’espace ? Il s’agit d’interroger non seulement le sens visuel, mais le corps et les capacités tactiles et haptiques, non comme réceptacle mais comme medium vivant d’être parmi les êtres. Qu’en est-il des saveurs du monde sensible ? sans stimulation directe de nos sens proprioceptifs. Husserl s'interroge sur la pertinence de l'image du regard et de l'orientation : « Y a-t-il dans l'attention, abstraction faite de ce qu'il y a de spatial dans cette image, quelque chose de l'ordre de l'orientation, laquelle suppose un point de départ ? » (Husserl).

Le sentiment d’espace se trouve aussi dans les détails infinis des choses et notre relation à elles.  Se mettre à dos, s’adosser à la spatialité du vide c’est une prise de risque que permet le paysage. Comment révéler une tentative narrative de l’immersion ? la question reste ouverte et à la vivre. C’est sans doute chercher à répondre à la question simple, riche et essentielle « où sommes-nous » ?

Références bibliographiques:

MEZENC, J., Des espèces de dissolutions, Bordeaux, l’Attente, 2019.

COCCIA, E., La vie sensible, Paris, Payot Rivages poche, 2018.

DELEUZE, G. L’abécédaire, "Lettre D comme désir"

TSAI, F. (2016). La réalité virtuelle, un outil pour renouer avec la sensorialité ?. Hermès, La Revue, 74(1), 188-199. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-1-page-188.htm.

MONTAVONT, A. (1999). La tension entre l'expérience et la vie. Dans : , A. Montavont, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl (pp. 75-145). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France.

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